Covid-19: moins infectés qu'affectés

Covid-19: moins infectés qu'affectés

ÉDITO Tout comme vous, nous autres journalistes délaissons peu à peu la formule scientifique du virus pour questionner ce célèbre « vivre ensemble », qui embue les hublots de la politique française depuis des années. Spoiler: ça va piquer.

Sans vouloir voler du boulot à Nostradamus, une fois bien installé dans nos immunités chahutées, le virus aura probablement tué moins de personnes qu’il se sera chargé de fragiliser des quotidiens. Les morts sont pour l’heure moins nombreux mais beaucoup plus audibles que les vivants. Même si on les entend applaudir le personnel médical chaque soir en prime-time, les vivants sont aujourd’hui figés dans leur calandre osseuse comme si le virus avait pris une photo de leur existence (d’ordinaire si pressée), afin qu’ils puissent prendre le temps de la disséquer dans ses moindres détails. Les confinés se retrouvent ainsi ligotés du jour au lendemain, et du soir au matin, à une vie privée qu’ils se sont eux-mêmes fabriquée. Et ce n’est pas toujours brillant.

Comme des poulets sans tête

Depuis quelques jours, certains enchaînent les vidéoconférences en slip. Certains ne bossent plus. Certains triment trop. Parfois, des indépendants chialent sur des plateaux télé parce qu’ils doivent enterrer leur pain quotidien sans bouquet sur la tombe. Mais surtout, on ne se supporte déjà plus. En Chine, la courbe des divorces embrasse désormais celles des victimes. On prend conscience que notre deux pièces et demie sans balcon est quand même un peu pourri. On se surprend à penser, entre une mousseline en sachet et deux devoirs de math avec Kevin, que les profs ne sont pas aussi dispensables et feignants qu’on aurait adoré vouloir le croire. Que les transports publics, même en retard, c’était pratique. Que le système social était plutôt bien fichu. On réalise aussi qu’on est incapable de faire à bouffer puisqu’il y a encore dix jours, on se tapait des plats du jour au bistro du coin. Notre passe-temps? Dévaliser comme des poulets sans tête les mêmes grandes surfaces que la Grève du climat nous invitait à haïr. (Il est des militantismes qui ne survivent qu’en temps de paix sanitaire.)

Nous le savons pourtant: dans une boîte de nuit, dans une cafétéria d’entreprise, dans un embouteillage ou dans une salle de classe, le bruit des autres assourdit nos creux existentiels. Mais nous voilà enfermés à double tour dans un boucan narcissique qu’on s’escrime à apaiser en partageant notre désœuvrement (et parfois nos penchants moralistes) par la bande passante. Et il sera sans doute de plus en plus difficile d’écouter ceux qui se taisent.

Nous voilà soudain (vous, moi, le voisin) beaucoup plus volontiers affectés qu’infectés. Affectés par la mollesse de l’État, affectés par la fermeté de l’État, affectés par la pénurie de gel hydro-alcoolique et de bon sens, affectés par ces vieux qui osent encore survivre dans les supérettes, affectés par la bêtise, affectés par le chômage, par la promiscuité, par la banqueroute, par les morts qui s'accumulent, par les fake-news, par le Dafalgan de Philippe Leuba, par le conjoint bedonnant qui ne décolle plus du sofa.

Plus vous... moins vous...

Désormais, les autorités nous invitent tous les jours à nous pendre fébrilement à leurs lèvres, dans des conférences de presse peut-être un peu trop nombreuses, un peu trop alémaniques, un peu trop anxiogènes, un peu trop cérémonieuses, dans lesquelles on compte encore soigneusement les morts, comme si nous voulions à tout prix entendre le bruit insupportable de la craie qui dessine une nouvelle coche sur un tableau noir. Dans lesquelles vous entendez depuis votre canapé que plus vous y resterez, moins vous risquez d’y rester. Pour autant que vous ne soyez pas médecin, infirmier, chauffeur de bus, policière, pompière, caissier de supermarché, geôlière, cantonnier, livreur, chauffeur de taxi, postière, routier ou pompiste. Et la liste est aussi longue que cette abominable pile de rouleaux de papier toilette qui ronfle à la cave.

Tout comme vous, nous autres journalistes délaissons peu à peu la formule scientifique du virus pour questionner ce célèbre « vivre ensemble », qui embue les hublots de la politique française depuis des années. Bien sûr, ça note encore les victimes, ça enquête dans les hôpitaux, ça bouscule l’élu, ça interviewe le malade, ça répond à vos questions. Mais nous voilà enfin soigneusement penchés sur nos réflexes sociétaux comme un médecin sur un patient qui agonisait sans broncher à plus de 200km/h. Et quoi de mieux qu’un pays stoppé (presque) net sur la bande d’arrêt d’urgence pour profiter de passer un bon coup de balais sur l’autoroute de la moindre de nos insupportables certitudes?

FRED VALET
RÉDACTEUR EN CHEF