Dehors, c'est dangereux

Dehors, c'est dangereux

Avertissement: cette bafouille ne contient pas les mots «virus», «pandémie», «masque» ou «Covid-19», mais  «balançoire», «alcool» et «démocratie directe».  (Désinfectez-vous les mains après la lecture.)

ÉDITO Selon une idée reçue particulièrement tenace, il suffit de vingt-et-un jours à l’être humain pour qu’un bouleversement devienne familier. Voilà quinze jours que nous nous confinons. Un tiers de la planète se résigne désormais à ne caresser frénétiquement que des mètres carrés et à fuir celui qui doit encore fendre la ville pour aller bosser. Parce que, dehors, c’est dangereux.

Une nouvelle semaine s’amorce. Sur les écrans, nos élus et médecins fédéraux et cantonaux continuent sans relâche de se passer la seringue pour injecter des choses graves dans le gras de notre hippocampe. Ils ont des recommandations sous le coude et des cernes sous les yeux. L’internaute en chaussettes et claquettes s’agrippe aux communications officielles qui défilent en direct sur son mur Facebook comme un ivrogne au comptoir qu’il n’a plus. Il avale de l’angoisse cul sec, mais les fesses serrées: c’est qu’il n’y a plus vraiment d’intermédiaire(s). Les conférences de presse se passent de la presse. L’autorité chuchote à même les tympans. Le citoyen est désinfecté, mais un peu paumé. Les blouses blanches trinquent sous les louanges maladroites de l’État. Le pouvoir a les pleins pouvoirs. En streaming. Pas de fard. Pas de filtre. Alain Berset est un influenceur endurant qui sait s’adresser à son pays sur Instagram. « C’est un marathon. » Quelques humoristes sont réquisitionnés comme autant de soldats pour ne plus être drôles. « C’est important. » Parce que, dehors, c’est dangereux.

Choisis ton camp camarade

Nous tutoyons une étrange époque où la prison se rend désirable. Le survêtement est à l’endroit et le monde à l’envers. Des anonymes bouclés à double tour et des scientifiques qui montent les tours postillonnent pour réclamer davantage de répression. Les gueules sont aussi ouvertes que les lettres. « Enfermez-nous! Ne nous faites pas confiance! Envoyez-nous la police! » Alors que quinze petits jours ont par exemple suffi pour trouver le moyen d’emmurer provisoirement la violence et les SDF. (L’alcool, contrairement à une couverture épaisse, est considéré comme un bien de première nécessité. Choisis ton camp, camarade.) Qu’importe: il semble pour l’heure moins dommageable de maintenir les gens à domicile que d’anticiper la réouverture prochaine et indispensable des cages. Le temps presse. Oui. Déjà. Mais dehors, c’est dangereux.

Crucifiés sur le panneau des score

Si, depuis le début de l’année, quelque chose comme 15 millions d’êtres humains sont morts sur cette planète, 30’000 d’entre eux ont été crucifiés sur le panneau des scores. (29 mars, 11h47 et des gouttelettes de secondes.) Nous voilà lovés contre des courbes vagues, mais généreuses. Des ingénieurs et des médias rivalisent d’habileté pour dégoter les meilleurs algorithmes permettant d’afficher la tendance en simultané. « Suivez l’évolution des cadavres en direct. » 38 morts dans le canton de Vaud depuis la ligne de départ. 38. Morts. « Mon petit cœur, on ne peut pas aller à la balançoire, il y a eu 38 morts. 38. Morts.» Un tableau de chasse approximatif, mais censé tatouer l’ampleur de la catastrophe sur les derniers esprits badins. Une addition morbide qu’on voudrait aussi efficace qu’un bracelet électronique. Nous aurions pu nous concentrer sur les rémissions, mais l’effet (et l’audience) aurait été moindre. La Chine nous cacherait des morts? L’Europe nous éloigne des guéris. Distance de sécurité. Parce que, dehors, c’est dangereux.

Fractures et factures ouvertes

Dehors, c’est dangereux. Au moins jusqu’à la mi-mai, ou début juillet, ou fin décembre, ou l’année prochaine, suivant le spécialiste que l’on décide d’écouter. Toute estimation est bonne à prendre puisque l’on exècre l’inconnu. Mais dehors, c’est la vie. Pour ceux (foutrement nombreux) qui devront la trimballer dans un état déplorable. Les plus faibles vont le rester, les autres vont le devenir. Il faudra se réengager pour le climat tout en recousant son porte-monnaie. Redonner la rue aux démunis. Rouvrir les échoppes, mais aussi les frontières. Contenir les extrêmes et lâcher les chiens. Surfer sur une société nouvelle en redoutant la 2e vague. Fractures et factures ouvertes. Dehors, c’est dangereux, mais dehors il y a la démocratie directe, les hôpitaux démembrés, la collégialité politique et la balançoire du quartier qui s’impatientent un peu.

Dehors, c’est la clé. La seule. Certes, l’ennemi la porte encore jalousement à son ceinturon. Mais c’est quand nous sommes trop nombreux à avoir un ennemi commun que les vrais amis viennent cruellement à manquer.

FRED VALET
Rédacteur en chef